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Eloge funèbre de Bambi.
Alors que depuis longtemps je nourrissais le dessein d'ouvrir un blog, l'actualité brûlante vient de m'offrir le prétexte rêvé : le décès, il y a de cela vingt-quatre heures à peine, de Michael Jackson, et l'ouragan médiatique qui a suivi. On a tout entendu, à vrai dire, et surtout, on a entendu la voix des sempiternels ronchons qui répètent à l'envie que cela ne leur fait ni chaud ni froid. Pire, on a même entendu des gens se permettre d'émettre une opinion à propos de "Bambi". Une opinion... On croit rêver ! Replongeons nous dans Guitry : "Si vous avez à dire une chose extrêmement spirituelle... cruelle, même... à son sujet, dites-la. Vous pouvez même aller jusqu'au blasphème, car un trait d'esprit est une chose sacrée. Mais nous donner votre opinion sur l'un des plus grands hommes que la terre ait portés - non. Je vous conteste même le droit d'en dire du bien, parce que ce serait du temps perdu. Il n'a besoin de personne, et rien ne peut l'atteindre. [...] Vous savez que si l'on vous avait laissé parler, vous auriez fini par nous dire ,,Moi, à sa place, je n'aurais pas fait telle ou telle chose !'' Car les gens sont ainsi : il se mettent à la place des grands hommes qu'ils jugent ! Or les individus sont des faits, à plus forte raison quand il s'agit d'un homme comme celui dont vous osiez parler. Un fait ne se discute pas. Il se constate, il s'examine, il se raconte..." (d'après son film Napoléon).
Alors qu'a Michael Jackson de si particulier ? Qu'est ce qui l'élève au
rang de si grand homme ? La réponse est chez un autre auteur,
contemporain, celui-là : Michel Houellebecq. A la page 277 de son roman
Plateforme (édition J'ai lu), il se penche sur le cas MJ : "Le seul […] a avoir poussé le processus [de métissage] jusqu'à
son terme était Michael Jackson : il n'était plus ni noir ni blanc, ni
vieux ni jeune ; il n'était même plus, dans un sens, ni homme ni femme.
Personne ne pouvait véritablement imaginer sa vie intime ; ayant
compris les catégories de l'humanité ordinaire, il s'était ingénié à
les dépasser. Voici pourquoi il pouvait être tenu pour une star, et
même pour la plus grande star - et, en réalité, la première - de
l'histoire du monde. Tous les autres - Rudolf Valentino, Greta Garbo,
Marlene Dietrich, James Dean, Marilyn Monroe, Humphrey Bogart -
pouvaient tout au plus être considérés comme des artistes talentueux,
il n'avaient fait que mimer la condition humaine, qu'en donner une
transposition esthétique. Michael Jackson, le premier, avait essayé
d'aller plus loin."
En fait, Michael Jackson était l'un des deux êtres humains encore en
vie les plus importants de la planète - on y reviendra plus bas.
Alors, qu'est-ce qu'a été Michael Jackson ? Né en 1958, devenu une star
à l'âge de six ans, il a vendu la bagatelle de 750 millions de disques,
ce qui en fait le plus gros vendeur d'albums de l'histoire. Si l'on
ajoute à ce chiffre le nombre de personnes ayant écouté au moins une
fois du Michael Jackson, on arrive au fait : la confrontation à sa
musique est peut-être l'un des plus petits dénominateurs communs de
l'humanité. Aux oubliettes Bowie, Elvis, Madonna, les Stones, Eminem,
Lennon et Bob Marley : Michael Jackson est, plus que quiconque, la voix
de l'histoire. On arrive à un niveau tel que, pour une fois, la
quantité prime sur la qualité, et à ce chapitre, rien ne devance MJ.
Pour évoquer sa musique, évidemment, l'enthousiasme est moins démesuré
: on est loin de Beethoven, loin de Mozart, loin de Bach, mais quand
même (pour les grands albums que sont Off the wall, Thriller, Bad et Dangerous)
dans une dimension que l'on n'imaginait pas forcément pour un courant
mineur comme la pop. Mieux : sur ses qualités musicales et son
inventivité, Michael Jackson est indéniablement l'un des 30 plus grands
artistes rock de l'histoire (par "rock", comprendre ici musique qui
n'est ni savante, ni traditionnelle, bref comprendre
rock-rap-reggae-electro-funk-soul-metal-et caetera). Pour s'en
persuader, réécouter Why you wanna trip on me, Dangerous, Billie Jean...
C'était aussi, et de manière éclatante, un danseur révolutionnaire, qui
a introduit des pas et des mouvements qui n'appartenaient qu'à lui. Il nous aura légué, parmi toute sa gestuelle inouïe, le moonwalk, pas de danse venu des ghettos blacks et du mime Marceau, qu'il se sera réapproprié pour mieux le populariser, et plus largement une réputation méritée d'immense showman, de bête de scène (en dépit d'un physique maigrichon, pour ne pas dire chétif).
Et puis il y a le reste, le revers de la médaille, celui qui ternit
l'icône depuis une grosse quinzaine d'année. La chirurgie esthétique,
d'abord. Jackson a toujours affirmé n'avoir subi que deux rhinoplasties et
souffrir du vilitigo, les faits sont là : physiquement, c'était un
authentique freak, auquel seule Carla Bruni aura réussi l'exploit de
ressembler (un peu). Plus largement, son aspect s'est considérablement
transformé, depuis le séduisant jeune premier black jusqu'à cet espèce
de martien "ni vieux ni jeune ni blanc ni noir ni homme ni femme", éternel sujet de moqueries.
Autre controverse : les différentes affaires de pédophilies. Si Michael
Jackson n'a jamais été condamné, il y n'en reste pas moins que les
soupçons (à raison ?) plânaient, rôdaient autour de lui et de son
ranch, et l'accompagnaient dans tous ses déplacements, renforcés par
les déclarations de la star elle-même, qui confessait aimer s'endormir
entouré, avec lui dans son lit, de jeunes adolescents. Il y aura eu
aussi sa brouille avec McCartney, lors de son plus beau coup financier
: le rachat de 4000 chansons à Sony, parmi lesquelles des tubes des
Beatles ou d'Elvis Presley, qui fera beaucoup pour sa réputation de
musicien-businessman. Il y aura Neverland, son ranch dans lequel il se
tenait cloîtré, à l'écart du monde, tellement déconnecté de toute
préoccupation concrète qu'il se murmure que cela ferait une douzaine
d'années qu'il n'aurait pas eu à ouvrir une porte lui-même. Enfin, le
coup du balcon : en 2002, pour répondre à la demande de fans désireux
de se voir présenter le dernier-né des enfants du roi de la pop,
Michael Jackson, depuis la fenêtre de son hôtel berlinois, offre le
petit Prince Michael II au regard de ses admirateurs en le suspendant
maladroitement au dessus du vide durant quelques secondes. L'enfant ne
tombera pas, mais le danger auquel son géniteur l'avait exposé était
réel, et les critiques, les condamnations morales, plus que jamais,
fondront sur la star désemparée. Mais être Michael Jackson et être un
être humain était incompatible.
Finalement, il est possible de voir en lui un pur produit des années
80, la décennie fric, celle durant laquelle l'argent commença à être,
de plus en plus massivement, concentré dans les mains d'une minorité
toujours plus réduite, celle de l'avènement du média tout puissant,
celle de la mondialisation effreinée. Michael Jackson, produit mondial,
dont le moindre fait et geste était scruté avidement par la Terre
entière est celui qui peut-être symbolise le mieux ces années faites de
tout et (surtout) de n'importe quoi. Seul pour lui contester le trône,
son rival en popularité, qui s'exprimait sur un terrain différent,
celui du sport : Diego Maradona, qui est à présent l'être humain le
plus important encore vivant. Tous deux, après Napoléon qui voulut
conquérir son territoire et s'accaparer son pouvoir, après Nieztsche
qui proclama sa mort, après Christophe Colomb, Mao et Darwin, tous deux
ont défié Dieu. Attention, ne versons pas dans le mysticisme à outrance
: Dieu, ici, n'existe que métaphoriquement, en tant que
personnalisation nécessaire (d'un point de vue poétique et
métaphysique) d'un créateur tout puissant. Et cette image, cette
représentation que chacun peut avoir de Dieu (qu'il s'agisse du Dieu
auquel croient les croyants ou du Dieu tel que les athées imaginent
qu'il aurait été s'il avait existé), Jackson et Maradona ont essayé de
la dépasser. Michael en cassant (cf texte de Houellebecq) tout ce dans
quoi Dieu avait enfermé l'homme (couleur, âge, sexe), Diego en lui
volant son pied et sa main, et tous deux en l'égalant en notoriété.
Alors, il arrive un moment où ils "gênent Dieu", pour reprendre
Victor Hugo. Et celui-ci les punit, en condamnant l'un à la reclusion
et l'autre à la surexposition, quand ce n'est pas les deux à la fois
pour chacun, en multipliant, à partir du début des années 90
(véritables années de la destruction) les scandales autour d'eux, de
drogue pour l'un et de pédophilie pour l'autre, en les salissant, quand
il n'essayait pas de les tuer (trois attaques cardiaques pour Maradona,
une maigreur diaphane pour Jackson). Il y aurait beaucoup à dire sur le
rapport de ces deux destins bigger than life avec le Divin, mais tout
peut être résumé en une phrase : depuis un peu moins de vingt-quatre
heures, Maradona doitse sentir étrangement seul.